Photo © D. Claveau
Carte n° 1 : plan de Rouen au XIVe siècle (détail), nouveaux quartiers Saint-Nicaise et Saint-Vivien (archexpo.net)
Carte n° 2 : plan de Rouen au XVIIe siècle (détail), paroisses Saint-Nicaise et Saint-Vivien (archexpo.net)
COMPLAINTE ET REGRETS LAMENTABLES
DES HABITANS DE S. NIGAISE
SUR LA PERTE INESTIMABLE DE LA BOISE
DE LEURS QUARTIERS
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Apprechez, mes bons & purins,
Drapiez & faiseux de gardins [jardins],
Marchands d’œillets & de framboise,
Tisserents, tondeux, espincheux [épinceurs],
Pigneux [peigneurs], lenneux [laineurs] & épluqueux [éplucheurs],
Venez lamenter notte Boise.
Que che nous est vn grand malur
Et vn regret o cœur bien dur
Que de vair maintenant rauie
Notte Boise d’antiquité,
Notte siege de verité,
L’honneur de la Purinerie !
Il y auet quatre chens ans
Que no z’ayeux & peres grands
L’auest pres du Plat establie,
Afin d’y faire presider
Nos anciens, pour accorder
Les decords [querelles] de la Draperie.
Che qui se passet de pu bel,
Tout che qui estet de nouuel
Estait déranglé [raconté] le dimanche,
Où checun venet volontiers
Su la Boise de no quartiers
Pour y prenoncher sa sentenche.
No z’y palet le pu souuent
Des affaires de Montauban,
De Languedoc & de Xainctonge,
Et, quand dessus z’elle on mentait,
La poure Boise s’esclatait,
Ne pouuant souffrir de mensonge.
Ainchin s’en retournest honteux
Chez plantes-bourdes, chez menteux,
Le nez camard, la fasche blesme ;
Pis, quand vn autre s’y boutet,
Qui la verité racontet,
Elle se refermet say-mesme.
Elle auet veu vingt & chinq Rois,
Et le rauage des Anglois
Du temps de Ieanne la Puchelle ;
Et, combien que dedans Rouën
Firent biaucoup de detriment [dommages],
Ne s’adrechirent [s’attaquèrent] pas à elle.
Elle auet veu les grands hiuers
Rigoureux, facheux & diuers,
O no z’vt de bois grand souffrette [pénurie] ;
Niaumains la necessité,
Iamais homme n’auet osé
En esclater vne boisette.
Durant la prise de Rouën,
Il y a seixante & vn en,
A vit la guerre & le rauage,
Et le siege l’y a trente ans
Et biaucoup d’autre mauuais temps
Sans qu’on ly fit ocun dommage.
De vray pour en estre en repos,
Les pu hupez [les notables] de notte enclos
Arrestirent qu’à Sainct Nigaise
On la mettrait pu seurement ;
Che qui fut fait incontinent
Pour n’en estre point à malaise.
Mais en Ianuier le fraidureux,
En l’an mil six chents vint & deux,
La pouvre Boise a esté prise
Par les enfans de Sainct Godart,
S’estans exposez au hazard
De faire vne tieulle surprise.
Notez donc que chez brelingans [fainéants]
S’en vindrent armez iusqu’o dents,
Estant de garde à Sainct Hilaire,
Queuque petiot apres minuict,
Pour no commettre vn tieu despit
Et si grand desplaisir no faire.
Estant tout vis-à-vis du Plat,
Y se fit assez biau sabat
Faisant coinse [semblant] de s’entrebattre,
De pur que queuqun ne sortît
Et que no n’aperchût & vît
Vn si grand & facheux desastre.
Aueu de certains instrumens
Y l’ont rompu les ferremens
De quay a l’étet attaquée
Par trais endrets à la maison ;
Car d’vne terrible fachon
A l’y auet esté fiquée [fichée].
Quand a fut o mains des tirans [ceux qui tirent],
Y se n’allaist tretous hallans [absolument tous tirant]
Aueu de grands braches de meuche [barreaux de mèches] ;
Et si estest pu resioüis,
Pu ioyeux & pu regaudis
Que s’il eussent esté de neuche [noce].
Mais su le tart vn chauetier
Mit l’alerme à notte cartier,
Dont i’entroüismes [entendîmes] la hemée [le raffut] ;
Pis ie no leuon d’vn plein saut
Criant apres eux : « Raut, raut, raut ! »
Aueuq vne voix effriée.
Mais y fesest des resolus
Aueu leu coutelas tou nus,
Vsant de chen mille menache ;
Et nous vn petiot poulletrons,
Ie retournon à nos maisons,
Et delaissime la pourcache.
O corps de garde l’endemain
I’allime à mouchel [en nombre] pour chertain,
U ie visme, ô douleur amere !
Notte poure Boise bruller,
Mais no boutant à quereller,
On no fit retirer arriere.
Mais i’en attrapisme vn morcel,
Qui fut departy o troupel
Comme vne relique bien grande,
Aueuq desir de no vanger
Et cette garde saccager
Le seir [soir] en reuenant en bande.
A huict heures ou enuiron,
Par mouchiaux [en foule] ie no z’assemblon,
Le premier à la Croix de Pierre,
Vn autre à la ruë Fleuriguet ;
Le troisiesme feseit le guet
O Plat pour leu liurer la guerre.
Mais il aduint bien autrement,
Car par la ruë Sainct Viuien
La compagnie fut menée ;
Mais quay ! en no veyant trompez,
En gros ie somme deuallez,
Aval la ruë de l’Espée.
Checun de nous criet : « Raut, raut !
Tu, tu’, à l’alerme, à l’assaut ! »
En faisant vn grand tintamarre ;
Mais leu capitaine, à l’instant
Sa grande espée desgainant,
Entre eux & nous seruit de barre.
« Retirez vous, dit-il, purins ;
Voulez vous faire les mutins
Et troubler notte republique ?
Si checun de vous ne se tait,
Vous serez à coups de mousquet
Recachez [chassés] dedans vos bouticle. »
Quand i’entendisme chez prepos,
Checun de nous tournet le dos
Craignant queuque machacre estrange,
Aueuque desir niaumains
D’en uenir queuque iour o mains
Pour en prendre notte reuange.
Donc qu’o mette o kalandrier
Qu’o dix-huitiesme de Ianuier
Fut pris & rauy notte Boise :
Boise dont i’estions pu ialoux
Et pu glorieux entre nous
Que Rouën n’est de Geor-d’Amboise.
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LE BOUT DE L’EN DE LA BOISE
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Dieu te gard, men poure Fleuren !
Et bien, quemen se porte n’en ?
Queche qui roule à ta cheruelle ?
Tu me semble tout efritay [effrayé].
A tu oüy paler sus su qay
De queuque piteuse nouuelle ?
‒ Bertin, si ie sis si marmiteux [souffreteux],
Tout deconfit & roupieux [honteux],
Ne t’en boute point à malaise ;
Chest que ie sis tout desbauché [désorienté]
D’auer veu tout checun courché [courroucé]
Là haut, à notte S. Nigaise.
‒ Dy may, Fleuren, sans le cheler :
Quez qui l’ont à leu delouzer [désoler]?
Ont il émouvé queuque noise ?
‒ Nennin, Bertin, en vérité,
Ils pleurent par solemnité
Le bout de l’en de notte Boise.
Derrainement [dernièrement], le iour s. Pos [Paul],
I’entroüys opres du grand Clos
Du sabat comme queuque alerme ;
Mais i’apperchus estant o bout
Vn troupel de femme en couroux
Pleurans tretoute à caude lerme.
Su bon homme nommé Drien,
S’aprechant d’eux tout douchement,
Demandant pour qui ch’est qui crie :
« Drien, se ly dit Marion,
Il y a vn an ou enuiron
Que notte Boise fut rauie.
‒ Chemon [oui, ma foi], se fit y, quant & quant ?
‒ Che fut les muguets d’arrogant
De Saint Godard, estant de garde,
Pas tant pour s’en vouler cauffer
Comme pour faire furluffer
Nous & toute note brigade.
‒ Sur me n’ame, se dit Geruais,
Ie n’oubliray chela iamais ;
Le cœur m’en gremit [palpite] quand i’y pense,
Car y l’ont fait tout en essien
Veyant que i’auions grandement
Ste pouvre Boise en reverenche. »
La grand Catline dit : « Vraiment,
I’ay tant pleuré depis vn en
Que ie n’en vais tantost pu goutte.
Le sair, quand ie sis à l’hostel,
Pensant aualler un morcel,
Ie laisse quair ma pouvre soupe. »
Alixis, su grand épluqueux,
Diset en fesant du pleureux :
« Ie ne serais manger ny baire ;
La mémoire de la douleur
Me fait tumber de ma hauteur
Parfais o mitan de me n’aire [plancher]. »
May qui escoutait leu clameurs,
Leu doulianches & leu pleurs,
Ie leu dis veyant leu grimache :
« Qu’ez qu’ou auez à vo facher
Pis qu’ou z’ay pour vous assicher
Vne Boise neufue à la plache ? »
Ils s’apprechent de may en gros,
Furlufez [emportés] ainchin que des coqs
Qui ont mangé de la totée [?],
Disant que i’estais tritre en cœur
Si ie n’auais queuque douleur
De la poure Boise bruslée.
« Che n’est pas, se me firent t’y,
Pou le grand argent qu’a vausit,
Fût a de quesne ou bien de haistre ;
Mais , si i’en auon du regret,
Che n’est sinon pou le suiet
Qu’a l’y venet de nos anchestre.
‒ Pourquay esche, se dit Lubin,
Que ie courume le matin
Qu’a fut rauie à Saint Hilaire,
Ou i’en recapime [sauvâmes] vn coipel [copeau]
Dont checun en eut sen morcel,
Si che n’est que no la reuere ?
‒ I’en garde encor men coipelet
Dedans men petit drapelet,
Se dit la bonne femme Yvonne ;
Ie vendrais putost men corset,
Ma cremillée [crémaillère] & men gresset [petite lampe en fer]
Que ie l’engagisse à personne.
Pour la Boise neufve, fit a,
Ie n’en fais à nen pu d’esta
Que d’vne quaire qu’on z’emprunte ;
Car no z’a biau dessu mentir,
Premier que [avant que] no la veye ouurir
Ainchin que la pouvre deffunte. »
Se dit la femme o vieux Lucas,
En iurant par sainct Nicolas :
« Depis qu’a l’est y la fiquée,
Oncore qu’il y ait vn en,
Ie n’ay daigné tant seulement
M’y estre vne feis assichée.
‒ Mort de may bleu ! ce dit Ieuffray,
Alizon, ie vo sçais bon gré
Pis qu’o ny boutez point la presse :
Ie ne m’y siais tout à nen pu,
Car ie quirais putost dessu,
Que d’y plaquer iamais mes fesse.
Che n’est pour denigrer en rien
Che qui nos en fait tant de bien
Que de no l’auer enueyée :
Mais ch’est pour faire bigoter [mettre en colère]
Un cul gelé de chauetier
Qui n’a pas l’autre bien gardée.
‒ Par saincte Barge [Barbe], dit Anez,
Ie li eusse baillé su le nez,
Vne feis en portant ma paste,
Mais le nigon [nigaud] s’allit mucher ;
Ch’est pourquay i’allis étriquer [jeter]
Dedans le renel [ruisseau] ses chavattes.
Pouuions-ie auer vn pu grand mal
Que de perdre le tribunal
De la verité toute pure :
Ch’est pourquay ie portons le dœil,
Le nez chendreux, la lerme à l’œil,
Pour auair recheu tieulle iniure.
‒ Quand j’y pense, le cœur me faut,
Se dit le bon homme Thibaut,
Et si la chervelle m’éluge [trouble] ;
Songeant à se n’ancienneté,
Ie crai pour toute vérité
Qu’a l’estet du temps du déluge.
Helas ! ch’etet vn parement
Que ie gardions tant cherement,
Oncore que checun s’en moque ;
Car a l’avet si grand vertu
Que, quand nos y plaquet sen cul,
A guariset bien tost des broque [hémorroïdes].
‒ Ste Boise ichy, dit Marion,
N’era iamais vn tieu renom
Que la poure premiere Boise ;
Sa pu grande commodité,
Ch’est qu’on y vendra en esté
Des groiselles & des franboise.
‒ N’en parlons pu, se dit Carrel,
Et nos en allon à l’hostel.
Mais il faut craire en asseuranche
Que Dieu punira tost ou tard
Chez glorieux de Sainct Godard
S’ils n’en font grande penitenche. »